Le nouveau ministre zélé, Pius Agbetomey | Photo : @lomé
Le nouveau ministre zélé, Pius Agbetomey | Photo : @lomé

L’ange annoncé apparaît finalement avec un visage assez obscur. A sa nomination dans le gouvernement Selom Komi Klassou, des observateurs l’avaient présenté comme l’un des meilleurs magistrats du Togo ; un magistrat intègre, sérieux, loin des marécages puants des magouilles et de la corruption.

Pendant qu’on l’attendait sur des dossiers majeurs, notamment la surpopulation carcérale, les ténébreuses affaires des incendies, le dossier Kpatcha Gnassingbé, celui de Pascal Bodjona et de la corruption au sein de l’appareil judiciaire, Pius Agbetomey, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a choisi de se signaler sur le terrain des menaces à l’endroit de la presse, et de la manière la plus scandaleuse, maladroite et fracassante. Et pourtant, il n’est pas seulement ministre de Faure, il est un fervent ministre de Dieu, pasteur comme son prédécesseur Kofi Esaw.

Retour sur les gaffes d’un nouveau zélé

On peut être un bon magistrat, intègre et sérieux sans forcement être un bon ministre de la Justice. L’actuel ministre de la Justice est en train de confirmer cette assertion. A peine deux mois au gouvernement, il choisit de rentrer tristement dans l’histoire en jetant son dévolu sur la presse libre et indépendante.

Pour un homme qui a eu à condamner les jeunes dans l’affaire du soulèvement du 05 octobre 1990 dont Logo Dossouvi et autres, les réflexes des années de plomb qu’il affiche font partie de l’ordre normal des choses. Les premières images de la personne juste après sa nomination suivie de son discours lors de la fête « Ayizan » à Tsévié prouvent qu’on est en face d’un véritable zélé plutôt qu’un homme pondéré, sérieux et intègre. En fait un homme aussi sérieux comme on le présente ne peut facilement se retrouver dans la barque du régime Gnassingbé où l’immoralité, la corruption, le déni de justice, la force brute, les braquages électoraux sont la norme.

Pius Agbetomey ne s’est donc pas embarrassé de scrupules pour actionner une procédure ayant abouti à la convocation mardi au SRI de nos confrères Luc Abaki, Directeur Général de LCF (Groupe Sud Média) et Zeus Aziadouvo, Directeur de Publication du quotidien privé Liberté et Président du Patronat de la Presse Togolaise (PPT). Leur crime, c’est d’avoir, pour le second, réalisé un film documentaire titré : « L’enfer c’est la prison civile de Lomé », et le premier, de l’avoir diffusé sur sa chaîne de télévision en marge de la semaine du détenu.

Au Togo sous l’ère des Gnassingbé, réaliser un film documentaire sur les conditions carcérales peut facilement vous conduire devant les services de renseignements même si vous êtes dans l’exercice de vos fonctions de journaliste d’investigation. C’est la nouvelle donne que souhaite imposer un magistrat qui, a priori, ne saurait ignorer la loi, notamment celle qui régit le libre exercice des journalistes. Ainsi nos deux confrères ont passé toute la matinée de mardi à répondre aux questions des enquêteurs du SRI. Trois heures d’interrogatoire au cours duquel on voulait savoir par tous les moyens comment le réalisateur a pu infiltrer la prison civile et avec quel matériel.

Après les auditions suivies de longues attentes, nos deux confrères ont été autorisés à rentrer chez eux, mais il leur a été signifié qu’ils pourraient être convoqués à tout moment.

Visiblement, le nouveau ministre de la Justice qui a tiré les ficelles et mis la pression, même s’il joue à la reculade après au vu de la tournure des événements, ignore royalement la Déclaration universelle des droits de l’Homme en son article 19 : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontière, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ».

La Constitution de la République togolaise en son article 26 est aussi très claire : « La liberté de presse est reconnue et garantie par l’Etat. Elle est protégée par la loi. Toute personne à la liberté d’exprimer et de diffuser par parole, écrit ou tous autres moyens, ses opinions ou les informations qu’elle détient, dans le respect des limites définies par la loi. La presse ne peut être assujettie à l’autorisation préalable, au cautionnement, à la censure ou à d’autres entraves. L’interdiction de diffusion de toute publication ne peut être prononcée qu’en vertu d’une décision de justice ».

La loi organique portant création et fonctionnement de la HAAC en son article 4 renchérit : « Nul ne peut être empêché ou interdit d’accès aux sources de l’information, ni inquiété dans l’exercice de ses fonctions dans le domaine de l’audiovisuel et de la communication s’il satisfait aux prescriptions de la loi ». Et enfin, le Code de la Presse et de la Communication. Toute cette panoplie de textes qui régissent et encadrent le libre exercice de la profession du journaliste, le très vertueux ministre de la Justice, en sa qualité de magistrat, les ignore royalement et s’est pris les pieds dans le tapis. Si le Garde des Sceaux estime que le documentaire réalisé et diffusé est contraire à la réalité, ce qui est loin d’être le cas, il n’avait qu’à saisir la HAAC (Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication). L’homme ignore aussi ce qu’on appelle journalisme d’investigation.

La production d’un documentaire sur la prison civile de Lomé pour en faire ressortir les réalités n’a pas besoin d’une quelconque autorisation de sa part. Aux États-Unis, des journalistes de renom ont réalisé de nombreux documentaires sur la tristement célèbre prison de Guantanamo. Ils n’ont pas attendu une quelconque autorisation du ministre de la Justice américaine pour le faire. La presse est régie par ses propres textes, tout comme le corps des magistrats. On ne saurait envoyer un magistrat devant les services de renseignements suite à une faute commise dans l’exercice de ses fonctions alors qu’il existe une instance nommée Conseil supérieur de la magistrature. Pius Agbetomey doit savoir que c’est comme ça que fonctionne aussi la presse.

Sa seconde gaffe a consisté à faire convoquer le confrère Zeus Aziadouvo auprès du procureur de la République où il s’est entendu dire qu’au lendemain de son interrogatoire au SRI, il a allégué des faits qui sont contraires à la vérité. Là aussi, on n’a pas besoin de convoquer un journaliste devant un procureur de la République pour obtenir un démenti. Un simple droit de réponse suffit à régler cette affaire.

Tout compte fait, en faisait irruption de la façon la plus scandaleuse dans le monde des médias avec des méthodes de prédateur, le nouveau ministre de la Justice est en train de s’aventurier sur un terrain très glissant. Les journalistes certes ne sont pas au-dessus de la loi, mais ils ne se feront pas écraser par un homme de loi qui ignore la loi. Il gagnerait plus de lauriers en humanisant la Justice togolaise devenue une vraie gangrène de la société, en désengorgeant les prisons des petits voleurs qui y sont maintenus depuis des années, en s’occupant des dossiers sensibles ( Kpatcha Gnassingbé, Pascal Bodjona, incendies des marchés) plutôt qu’à faire une hypothétique guerre à la presse qu’il perdra forcement. S’il y a un mérite à reconnaître à ce ministre zélé, c’est d’avoir rendu le documentaire de notre confrère sur la prison civile de Lomé plus que populaire.

Source : [21/08/2015] Ferdi-Nando, L’Alternative