« Il est observé sur certaines factures, des dépenses concernant les mêmes objets dont la nécessité paraît invraisemblable. Cette observation est corroborée par le fait que parfois la destination des acquisitions ou travaux n’est pas précisée sur les devis et bons de travail ou que le nombre ou la quantité des articles n’est pas indiqué ou encore que leur acquisition même et leur fréquence sont sujets à caution ». Ce constat qui concerne la Délégation spéciale de la préfecture du Golfe, est fait par la Cour des Comptes dans un rapport qu’il vient de mettre sur son site Internet. Une fois encore le réseau de Kossi Agbényega Aboka est mis à nu.

Le Président de la délégation spéciale (PDS) de la préfecture du Golfe, Kossi Agbenyega Aboka | Photo : Infog : 27avril.com

Bouclé en janvier 2017, le rapport public pour la période 2009-2015 de la Cour des Comptes est désormais disponible sur son site. A l’issue du contrôle de la Préfecture du Golfe pour les exercices 2010 et 2011, une kyrielle d’observations ont été faites. Des constats qui confirment la gestion rudimentaire que font Aboka et ses hommes.

A la Délégation spéciale de la préfecture du Golfe, c’est à une véritable chienlit administrative qu’on assiste. Le registre des délibérations qui constitue la mémoire du conseil de la Préfecture ou de l’organe délibérant en tenant lieu et qui doit, en principe, être signé et paraphé par le représentant de l’Etat, n’existe pas au Secrétariat du Conseil. Il en est de même du registre pour les commandes : « La lettre de commande et les bons de travail ne sont enregistrés dans aucun livre ou cahier pouvant servir de repère à ce document. Ils sont simplement conservés dans des chemises ».

Par ailleurs, l’article 151 de la loi n°2007-011 du 13 mars 2013 relative à la décentralisation et aux libertés locales fait obligation au conseil de Préfecture de tenir, chaque année, quatre réunions ordinaires. En 2010 tout comme en 2011, une seule réunion ordinaire a été tenue. « Il manque les procès-verbaux des séances ayant abouti à l’adoption des comptes administratifs 2010 et 2011 quand bien même les délibérations sont produites. Ce constat démontre le degré de dysfonctionnement qui existe dans les services de la Préfecture », poursuit le rapport.

La Cour des Comptes relève que tous les procès-verbaux de délibération produits pour la période sous contrôle (2010-2011) sont seulement signés par le Secrétaire du Conseil et/ou le Président de la délégation spéciale et ne sont pas non plus accompagnés d’une liste de présence dûment signée par les membres présents. Une situation qui ne permet pas d’apprécier l’engagement des membres dans les décisions et qui, au demeurant, remet en cause l’effectivité de ces réunions.

Le rapport a également mis l’accent sur l’immixtion du Préfet dans les compétences du Président de la délégation spéciale. Ce comportement du préfet Koffi Mélébou avait affaibli la Délégation dans le recouvrement de certaines recettes. C’était d’ailleurs l’une des raisons qui étaient à l’origine de fréquentes altercations entre Mélébou et Aboka.

Les procédures de délibération pour l’adoption du compte administratif ne sont pas respectées. Les actes de délibération mentionnent que les séances ont été présidées par le Président de la délégation spéciale lui-même. Ce qui est contraire à l’alinéa 2 de l’article 157 de la loi N° 2007-011 du 13 mars 2007 relative à la décentralisation et aux libertés locales qui dispose que « Dans les séances où le compte administratif du président du conseil est débattu, le conseil de Préfecture élit un président de séance ».

La gestion des ressources humaines laisse à désirer. Des agents sont placés à des postes de responsabilité sans qu’ils aient le niveau, la formation et les compétences requis. La Cour des Comptes a mis en avant les cas d’un agent titulaire du CEPD et d’une attestation de formation en topographie qui s’est vu confier la responsabilité de « chef section travaux neufs » et d’un autre titulaire du BEPC sans aucune autre formation nommé au poste de comptable matières.

Est aussi indexée la gestion confuse et peu sécurisée des informations administratives et financières. « L’attribution, la circulation et la conservation des informations administratives et financières sont déficientes. En effet, la Cour a relevé, par exemple, que « le chef section travaux neufs » ne dispose pas des dossiers techniques des travaux qu’il est censé suivre et contrôler avant la signature des procès-verbaux de réception alors que certains de ces dossiers ont été produits à la Cour par le Secrétaire du Conseil de Préfecture. Il en est de même pour d’autres informations ou supports demandés par la Cour », indique le rapport.

Abordant l’absence de restes à recouvrer, la Cour des Comptes s’appuie sur l’article 350 de la loi N° 2007-011 du 13 mars 2007 relative à la décentralisation et aux libertés locales qui dispose qu’en matière de recettes, l’ordonnateur émet les titres de recettes qu’il transmet aux comptables pour recouvrement. Mais à quoi assiste-t-on ? En 2010 et en 2011, l’ordonnateur de la Préfecture du Golfe a pris l’habitude de faire percevoir par ses services l’ensemble des recettes sans émission préalable de titre, et ce n’est qu’après cette opération qu’il fait verser au comptable les montants déclarés perçus. Cette procédure, précise le rapport, « entraîne les conséquences suivantes : impossibilité pour le comptable de prendre en charge les titres de recettes, d’en assurer le recouvrement et de dégager en fin d’exercice les restes à recouvrer ; violation du principe de la sincérité des comptes du fait que cette procédure ne permet pas de faire apparaitre les restes à recouvrer dans le compte de gestion afin d’assurer efficacement leur recouvrement les années suivantes ; des agents de l’ordonnateur deviennent des comptables de fait. Au-delà de ces insuffisances, cette procédure favorise des manœuvres de détournement de deniers publics ».

Selon l’article 357 de la loi N° 2007-011 du 13 mars 2007 relative à la décentralisation et aux libertés locales, « les indemnités et les primes des fonctionnaires et des salariés des collectivités sont définies par les conseils ». Cependant, Aboka et ses amis s’offrent des indemnités et primes qui ne sont pas prévues. Il est constaté, à l’examen des comptes, une diversité d’indemnités et avantages en espèces et en nature pour lesquels aucune délibération n’est produite à la Cour. Il y a, entre autres : l’indemnité de fonction et l’indemnité de signature des actes d’état-civil payées au Président et au Vice-président, le second paraissant superfétatoire ; l’indemnité de signature des actes, les frais de communication et la dotation de carburant pour le Préfet et le Secrétaire général ; la dotation de carburant pour le trésorier ; les primes, indemnités, gratifications du personnel cadre ; les primes, indemnités et gratifications pour les autres personnels ; les autres primes et indemnités.

Une autre stratégie utilisée pour s’enrichir illicitement concerne la répétition de certaines dépenses. Il est constaté que parfois la destination des acquisitions ou travaux n’est pas précisée sur les devis et bons de travail ou que le nombre ou la quantité des articles n’est pas indiqué ou encore que leur acquisition même et leur fréquence sont sujets à caution. En réalité, il s’agit de dépenses en doubles emplois (voir les deux tableaux).

« De ces deux tableaux, explique la Cour des Comptes, il ressort qu’en l’espace de deux ans, il a été procédé au changement de 68 serrures, pour un montant total de 1 917 500 FCFA, de 56 canons de sécurité pour un montant de 263 400 FCFA, 14 WC complets pour un montant de 1 691 000 FCFA à l’exception des réglettes et fils électriques d’une valeur de 2 047 500 FCFA acquis en 2011 pour les bureaux de la Préfecture. Cette situation parait invraisemblable, si l’on sait que des objets comme des serrures achetées à 25 500 FCFA l’unité, des canons dits de sécurité, des WC et des installations électriques ne sont pas des denrées facilement périssables. De même, on ne peut comprendre ce qui peut justifier certaines décisions comme le remplacement de deux portes de toilette en « bois massif » à l’état civil de Sagbado par deux portes métalliques à 580 000 FCFA, soit 290 000 FCFA l’unité, tel que cela figure sur la facture justifiant le mandat N°733 du 30 décembre 2011 ».

Avant tout paiement et conformément aux dispositions des articles 15 et 16 du décret n°2008-091/PR du 29 juillet 2008 portant règlement général sur la comptabilité publique et l’article 5 du décret n°2008 -092/PR du 29 juillet 2008 portant régime juridique applicable aux comptables publics, le comptable public doit s’assurer de la validité de la créance. En d’autres termes, le comptable public doit vérifier, entre autres, la justification du service fait, résultant de l’attestation fournie par l’ordonnateur. Mais la Cour a constaté que, dans plusieurs dossiers de mandats payés, soit la formule d’attestation de service figure au dos des factures sans aucune signature, soit le procès-verbal de réception n’existe pas, soit enfin il manque une ou deux signatures sur le procès-verbal de réception. Au titre des exercices 2010 et 2011, les cas retenus se chiffrent à 53 099 800 FCFA.

En plus, l’établissement des procès-verbaux de réception ou de certification de service est fait de manière fantaisiste. Il est relevé que « la commission de réception des travaux, qui aurait, à notre connaissance, le don d’ubiquité, s’est retrouvée le même jour et à la même heure à des endroits aussi distincts et distants qu’Adidogomé et Baguida ou Agoènyivé et Adidogomé ».

La Délégation spéciale du Golfe n’a que faire des règles qui régissent les marchés publics au Togo. En effet, le décret n°2008-178/PR du 19 décembre 2008 modifiant le décret n°94-039/PR du 10 juin 1994 fixe le seuil à partir duquel la rédaction d’un marché est obligatoire, après consultation restreinte d’au moins trois fournisseurs qualifiés, à 15 000 000 FCFA et à 25 000 000 FCFA pour un marché par appel d’offres ouvert. Et pour contourner cette disposition, les dirigeants de la Délégation spéciale ont recours aux fractionnements des marchés. Une même entreprise peut se voir confier des marchés suivants : « Enlèvement d’ordures ménagères», « Entretien des voies et réseaux » et « Travaux de voies et réseaux ». « Des travaux de même nature et au même lieu ont été confiés par plusieurs lettres de commande ou bons de travail à un même prestataire, le même jour pour des montants dont la somme dépasse de loin les quinze millions (15 000 000) F CFA exigés pour la passation de marché », ajoute le rapport.

Comme nous l’avons révélé dans la parution du 11 décembre dernier, les travaux fictifs sont régulièrement payés. L’observation de la Cour concerne quatre types de situations : la première est relative à des devis de travaux d’enlèvement d’ordures ménagères dont les mandats ont été établis alors même que des travaux de même nature, figurant sur des devis et bons de travail justifiant d’autres mandats, n’ont même pas encore été réceptionnés. En d’autres termes, les ordures concernées par les mandats en question ne pouvaient pas exister aux dates indiquées dans le dossier ; la deuxième situation concerne des devis établis à des dates tellement rapprochées des dates précédentes d’enlèvements d’ordures (date de certification faisant foi) qu’il ne pouvait s’accumuler aux mêmes endroits de nouveaux tas d’ordures d’une telle envergure ; la troisième situation concerne des travaux d’aménagement et de reprofilage d’une voie urbaine de 3,5 km réalisés en un (01) seul jour. Il s’agit des travaux d’aménagement et de reprofilage du tronçon allant de l’EPP Ségbé à Sous-le-Kapokier pour un montant de 8 900 000 FCFA. Pour ces travaux, la lettre de commande a été signée le 02 juin 2011 et la réception des travaux a été faite le lendemain, soit le 03 juin 2011. La facture a été signée le 3 juin 2011 et le mandat daté du 24 juin 2011 a été payé en totalité le 30 juin 2011 sans retenue de garantie. Enfin, la dernière situation concerne les dépenses d’enlèvement d’ordures ménagères dans l’enceinte de la Préfecture du Golfe. En effet, le nombre de voyages et le montant exorbitant des dépenses d’enlèvement d’ordures ménagères dans l’enceinte de la Préfecture laissent imaginer que ce lieu aurait servi de dépotoir public pour tout un quartier de maisons d’habitation. Cependant, il n’en a pas été ainsi. La situation a simplement dû être exagérée.

La réception et le paiement des travaux inachevés sont choses normales. Pour la Cour des Comptes, « Le dossier de construction de la clôture de la gare routière d’Adidogomé est un exemple assez caractéristique. Il n’existe que deux lettres de commande d’égal montant, 13 665 875 FCFA pour une partie A et 13 665 875 F CFA pour une partie B et deux devis estimatifs comme dossier. Ces deux lettres de commande ne répondent à aucune des questions suivantes. De quelles dimensions est la clôture (longueur, largeur et hauteur) ? Quelle doit être sa forme (modèle ou présentation) ? Quelles sont les spécifications techniques de l’ouvrage (nombre de poteaux de quelle envergure, nombre d’ouvertures de quelles dimensions, crépissage et peinture, etc.) ? Ainsi, à la visite des lieux, il a été constaté que : la clôture ne couvre pas tout le périmètre réservé à la gare routière en question (un pan du mur, côté est, donnant sur un cimetière n’est pas réalisé) ; la configuration du mur du côté ouest est différente de celle des trois autres côtés (moins haut avec des découpes) ; les murs ne sont pas crépis et ne sont non plus peints ». Pourtant, deux procès-verbaux de réception provisoire du 27 décembre 2010 relatifs aux parties A et B de cette clôture mentionnent clairement ceci : « La commission, après avoir visité le chantier, a constaté que les travaux ont été exécutés conformément aux prescriptions techniques et aux règles de l’art et sont en bon état de fonctionnement (100%). En conséquence, la commission prononce la réception provisoire des travaux et dresse le présent procès-verbal pour servir et valoir ce que de droit ».

Comme la plupart des entreprises sont des sociétés écrans appartenant à Aboka et son entourage, on note une surfacturation par prise en charge des dépenses devant incomber aux prestataires. Des entreprises ayant conclu des contrats avec la Préfecture procèdent délibérément à l’inscription de rubriques de charges ou de dépenses indues ou irrégulières dans leurs devis et factures pour en gonfler le montant. Par exemple, pour l’enlèvement des ordures, une entreprise a inscrit sur sa facture des charges de location d’engins de travail, d’achat de carburant pour ces engins, d’achat de lait pour ses ouvriers en plus de l’inscription des charges pour le nombre de chargements effectués. L’extrait ci-dessous d’une facture de ce genre illustre bien cette situation (voir facture). L’ordonnateur devait donc accepter que la Préfecture paye les frais de mise à disposition de l’entrepreneur, du camion chargeur, des camions bennes, de fourniture de carburant, de fourniture à ses ouvriers en plus des frais de travaux de chargement et de déchargement des ordures. « L’analyse du coût des éléments facturés montre qu’un voyage d’enlèvement d’ordures ménagères revient à 425169 F CFA alors que sur plusieurs factures d’autres prestataires, le voyage d’enlèvement d’ordures ménagères a été facturé à des tarifs variant entre 45 000 FCFA, 55 000 FCFA et 70 000 FCFA ou à 1300 FCFA le mètre cube (m3). Sous un autre angle, on peut douter que l’enceinte des bureaux de la Préfecture du Golfe, en plein quartier administratif, ait pu contenir un stock de huit (8) voyages de camions d’ordures ménagères sans être transformé en dépotoir. Pour certains travaux comme le rechargement de voies et même de couverture de toit de bâtiment, des entrepreneurs ont facturé des frais d’installation et de repli de chantier, ce qui normalement ne se fait, selon l’expert, que pour des chantiers de longue durée nécessitant de vraies installations comme la construction de magasin, logement, etc. Parmi ces cas très nombreux, ceux qui figurent dans le tableau ci-dessous sont retenus à titre d’exemples », souligne le rapport.

La Cour des Comptes met aussi en relief les surfacturations par augmentation des quantités et substitution des matériaux et par unité de facturation inappropriée. Sans oublier la comptabilité matières qui, selon la Cour des Comptes, est dans un état embryonnaire. Le préposé à ce poste n’ayant que le niveau BEPC, ne peut que se livrer à une gestion catastrophique.

Après ces constatations, une série de recommandations ont été formulées : instituer un système sécurisé de collecte et de gestion des informations administratives et financières ; veiller au respect des règles et procédures en vigueur en matière de gestion des finances publiques ; faire toutes les diligences nécessaires afin que le budget primitif, les actes modificatifs, le budget supplémentaire, le compte administratif et le compte de gestion soient votés par le Conseil et approuvés dans les délais par l’autorité de tutelle ; assurer la publication des informations relatives au budget et à son exécution conformément aux dispositions légales et réglementaires en vigueur ; veiller à la sincérité des opérations de liquidation de la dépense ; etc. Mais jusqu’à ce jour, aucune mesure n’est prise pour assainir la gestion de la Délégation spéciale de la préfecture du Golfe. Le sieur Aboka et son réseau perpétuent les mêmes pratiques qui consistent à s’enrichir impunément. Affaire à suivre.

Géraud A.

Source : Liberté

Note :

Voir Tableaux N°29 et 30 à la page 91 et Tableau 31 à la page 97 du rapport