Le mois de novembre 2015 sera gravé à jamais dans la mémoire des populations de Mango, ville située à 592 km au nord de Lomé et à 75 km de Dapaong chef-lieu de la région des Savanes. Pour cause, cette ville de la préfecture de l’Oti a été le théâtre de violents affrontements entre militaires et populations, qui étaient vent debout contre un projet de réhabilitation des aires protégées, alors qu’elles gardent un mauvais souvenir de la faune. Le bilan est lourd : 8 morts, la plupart par balles, des blessés et de nombreuses arrestations. On se rappelle ces scènes de violence inouïe, ces images effroyables de victimes gisant dans le sang et surtout du jeune Kampi Bassame, écrasé par un char.


Un an après ces évènements malheureux, rien ne semble évoluer, même avec l’enterrement récent des « martyrs » tombés sous les balles. Un tour dans la localité nous a permis de nous rendre compte du semblant d’accalmie qui y règne. Les souvenirs malheureux toujours vivaces dans les esprits, les victimes laissées à leur triste sort, et encore six personnes dans les geôles de la prison civile de Dapaong. Ces populations vivent en outre dans une paupérisation accrue et aiguë avec une jeunesse qui se cherche. Cette ambiance calme et morose masque en effet la vraie réalité qui est celle d’une population toujours prête à s’opposer à l’instauration de la faune dans cette préfecture où malheureusement les animaux ont plus de considération que les humains. Plus triste, une vie humaine vaut 5 millions de francs CFA à Mango.

Que de tristes souvenirs !

L’histoire de la faune à Mango ne dit peut-être pas grand-chose aux jeunes de la nouvelle génération togolaise ; ce qui n’est pas le cas pour ceux de l’Oti en particulier. A Mango par exemple, le souvenir des évènements aussi atroces que douloureux liés à la faune se transmet de génération en génération. Chaque jeune ou presque dans cette cité connaît à peu près ce que la faune avait engendré  chez eux. La période la plus marquante est sans doute celle où le «puissantissime» feu Colonel Narcisse Djoua avait fait régner une terreur épique dans la préfecture. Ce militaire « tortionnaire invétéré » avec la bénédiction du  feu Général Eyadema massacrait tous ceux qu’il soupçonnait d’avoir enfreint ses directives. Il n’hésitait pas à organiser des randonnées en exécutant surtout ceux qu’il soupçonnait d’avoir porté atteinte « à la paix » des animaux de la faune.

Il faisait même des exécutions aux poteaux de village en village dans le but de dissuader les chasseurs et les braconniers qui osaient mener leur activité dans la faune. Le Colonel Djoua attachait parfois des gens contre le socle de son hélicoptère pour une ronde punitive avant de les présenter à la population et les passer au poteau. Au moment de la faune, les animaux avaient visiblement plus de droits que les humains. Ces bêtes ravageaient carrément les champs des populations qui ne bronchaient pas. « Je me rappelle bien que les animaux quittaient la faune pour venir semer le désordre dans nos maisons, alors que nous étions soumis à des contrôles stricts et réguliers de nos marmites et gare à toi si les éléments de Djoua y découvraient de la viande sauvage. C’était pratiquement fini pour toi », raconte Ousmane, octogénaire, qui a vécu la triste période de Djoua.

D’ailleurs à l’époque, il était interdit de faire quelque bruit que ce soit, au risque de perturber la tranquillité des animaux. Les sifflets, la musique, les chants et autres festivités constituaient des violations graves qui étaient sévèrement punies.

« J’ai été victime de la faune passée parce qu’il y a eu des évènements malheureux  dont j’ai été témoin oculaire quand j’étais encore adolescent. Il y a une année, alors que j’étais toujours au secondaire à Gando, un incendie s’était déclenché à Nabourougou, à 47 km de Mango. On était en pleine séance de cours quand on avait aperçu un véhicule militaire, qui embarquait tous ceux qu’il croisait sur son chemin. La mission de ces derniers était d’aller jouer aux sapeurs pompiers, alors que c’était un incendie sauvage qui a duré pratiquement 3 jours. Certaines personnes se sont égarées et d’autres n’ont plus regagné leur domicile jusqu’à présent. Mon papa n’était pas d’accord avec ces agissements et n’avait pas hésité à le dire.  Cela lui avait valu 6 mois de prison ferme et une amende de 200.000 FCFA.  J’ai de bonnes raisons de m’opposer fermement à la faune. C’est juste un exemple parmi tant d’autres », se remémore Douti.

« D’autres ont vécu pire. Au temps de feu Djoua, il était venu à un meeting à Gando, un jour où le marché du village s’animait. Son véhicule était rempli de « soi-disant braconniers ». A l’époque, il y avait des règlements de compte au sein de la population. Avec des dénonciations calomnieuses, on créait des ennuis aux gens et on les exposait à toutes sortes de sanctions, y compris des arrestations et des exécutions extra-judiciaires. Ils avaient ramassé nos parents en désordre et ce qui était choquant, ces victimes étaient exposées en plein marché. L’objectif était de semer la terreur dans la localité et décourager les potentiels aventuriers dans la faune. Ces souvenirs sont gravés dans nos mémoires et qu’on ne pourra pas oublier si facilement. C’est pour cela que j’ai de bonnes raisons de lutter contre l’installation de la faune dans ma préfecture,  jusqu’à mon dernier souffre », a-t-il rajouté.

Tous ces souvenirs sont sur le « disque dur » des populations de la préfecture de Mango qui s’opposent au retour à la faune dans leur agglomération. « Sachez juste que même au ciel, je descendrai pour défendre ma préfecture pour dire non à la faune », insiste M. Zékéri Namoro

Retour sur un novembre (2015) noir

Le mois de novembre 2015, a enregistré une folie meurtrière suite à des manifestations soldées par des arrestations, de répressions «sauvages et aveugles», d’exactions sans précédent, et d’autres. A l’arrivée, 7 morts dans les rangs des populations. Le Commissaire régional des Savanes Mouzou Kossi y avait également laissé sa vie. Il y avait également plusieurs dizaines de personnes arrêtées, sans oublier les blessés de toutes sortes.

Tout avait commencé  par la révolte des 6 et 7 novembre 2015, où les populations sont sorties en masse pour manifester leur opposition à l’instauration des aires protégées dans la localité. La tension était à son comble, la brutalité des militaires inouïe, et la résistance des jeunes intrépides impressionnante. Mais l’image qu’on retient le plus de cette violente expédition reste celle du jeune Kampi Bassame, fauché par un char militaire.

Dans ce contexte de fortes tensions, une autre manifestation organisée le 26 novembre de la même année pour exiger la libération des personnes arrêtées, s’est terminée également par des scènes de guérilla. A  l’usage disproportionné de grenades lacrymogènes par les  forces de l’ordre, les manifestants ont répondu par des jets de pierre, des pneus brûlés, des barricades de fortune, etc.

Pour rappel, ce sont les bérets rouges de Kara, les bérets noirs du Camp Nipourma et ceux de Temadja qui ont été au centre de ces expéditions punitives. Ces derniers pourchassaient les jeunes jusque dans leurs derniers retranchements et les refaisaient le portrait. Ils brûlaient des maisons, saccageaient et pillaient des boutiques et des engins à deux roues, détruisaient des pirogues et autres. « C’était presque la guerre ici (Mango, Ndlr)», darde Issaka, la trentaine, qui était aussi au cœur des évènements.

Après les vagues d’arrestations, certains ont été libérés alors que d’autres restent toujours en prison, sans oublier les exilés et les cadavres finalement enterrés.

L’état des lieux un an après

Un an après ces évènements, un calme précaire règne dans la ville, mais « rien n’est fini », quand on fait une synthèse des échanges et observations obtenus dans la ville.

Beaucoup de personnes parmi lesquelles celles qui ont été libérées, dénoncent une injustice «planifiée». Jusqu’à présent, elles ignorent le motif de leurs arrestations. «Pourquoi on m’a arrêté ? Moi-même jusqu’aujourd’hui, je me pose cette question, car je n’ai pas eu la réponse ni avec la justice, ni avec la gendarmerie qui m’a arrêté. A mon arrestation qui s’est faite dans le bureau du préfet, on me disait qu’il semblerait que c’est moi qui envoyais les images et relayais simultanément sur les réseaux sociaux  ce qui se passait sur le terrain. Après notre déferrement en prison à Dapaong, c’étaient les mêmes rengaines », confie M. Zékéri Namoro, Directeur d’école qui a passé avec ses camarades d’infortune 5 mois 6 jours à la prison civile de Dapaong, un endroit exécrable qu’il qualifie d’« enfer » lorsque nous lui avons demandé de nous parler de ses conditions de détention.

En prison, les autorités faisaient des pressions sur eux pour qu’ils monnayent leur libération contre l’enterrement des corps gardés à la morgue. «Ces gens que nous considérons comme des martyrs ont été tous tués par balle ou écrasés, et en pays musulman, quand on tue, c’est pour manger. Donc si elles ont eu le courage de tuer, c’est pour manger et c’est pour cela que nous leur avions remis les corps. Et quand nous étions en prison, la plupart des personnes qui nous visitaient, venaient essentiellement pour nous convaincre, afin que nous persuadions à notre tour les populations de reprendre les corps pour les enterrer. Elles ont essayé de monter la population contre nous mais cela n’a pas marché. C’est après notre libération que nous même, avec la jeunesse, avions pris l’initiative de tester la bonne foi des autorités puisqu’il y a toujours certains de nos frères en prison. Si après l’enterrement elles les libèrent, c’est une victoire et tant mieux, mais si elles ne les élargissent pas, c’est que la lutte continue », raconte une des personnes libérées.

M. Moussa, professeur de français au lycée moderne de Mango, lui aussi arrêté, après avoir raconté sa mésaventure, a juste souhaité que ces frères gardés en prison puissent recouvrer leur liberté car « ils n’ont rien fait pour mériter tout ce calvaire ». «Naturellement si c’était un Etat de droit, on aurait fait des démarches pour réclamer nos droits mais nous voulions seulement la liberté, rien de plus. On veut seulement la libération de nos autres frères pour qu’ils nous rejoignent et qu’ensemble nous construisions notre ville », a-t-il conclu.

Parmi ceux qui sont restés en prison  il y a Naba Ousmane alias (Armée), Kankarafou Mamman, Soulémane Rabiou, et Abdoulaye qui revenait du champ avec son vélo et avait été arrêté injustement, car tout simplement il est barbu et serait assimilé à un djihadiste. « Même nos frères qui sont là-bas en prison, nous leur faisons confiance, même s’ils perdaient leur vie, on les considère comme des martyrs, et ils le sont d’ailleurs dans leurs conditions actuelles. Eux-mêmes se considèrent comme tels et nous disent de les oublier. Mais l’essentiel est de ne jamais céder et ce que les autorités veulent là, elles ne l’auront jamais à Mango », indique M. Namoro

Les blessés, une soixantaine, portent toujours les séquelles. Ils se sentent abandonnés par les autorités qui n’ont pris en charge que les premiers soins à l’hôpital. Parmi eux, Mme Raina, la quarantaine qui, fracturée au tibia, n’arrive plus à marcher correctement. «J’ai des barres de fer dans mon pied, et un liquide blanc  nauséabond qui en sort régulièrement. Avant je marchais bien, mais après ce drame, j’ai tout perdu. Ma démarche, mon commerce et je suis à la charge de ma famille. Nous allons régulièrement pour les contrôles à l’hôpital, mais là aussi c’est avec difficulté », relate-t-elle, avant d’appeler à l’aide, avec un visage attristé d’où s’échappaient quelques gouttes de larmes.

Les familles qui ont perdu des proches, ont reçu un dédommagement de 5 millions de francs CFA «par cadavre ». Mais visiblement, le souvenir des disparus reste encore très vivace dans les esprits. C’est le cas du père du jeune Kampi Bassame, écrasé par le char. Celui-ci n’a pas voulu rentrer dans les détails mais a reconnu être toujours triste suite à la perte de son fils dans la fleure de l’âge et dans des conditions aussi horrifiantes.

Au-delà de la faune

La faune n’est pas la seule source de la hantise des populations de Mango. En réalité, il s’agit d’une accumulation de frustrations. Les habitants de cette localité se disent abandonnés par le régime des Gnassingbé. D’ailleurs, l’état de la ville laisse à désirer. Les infrastructures se comptent sur les bouts de doigts. Les jeunes n’ont aucune issue. « Le vrai problème de Mango reste le chômage des jeunes. Il n’y a rien comme projet qui puisse occuper les jeunes, qui ne font que déambuler dans la ville à longueur de journée. Le Zémidjan (taxi-moto) est devenu le métier par excellence à Mango », confirme Rafiou.

Par ailleurs, ceux qui se lancent dans l’enseignement pour aider leurs frères, finissent comme EV (Enseignants Volontaires). Par exemple au lycée moderne de Mango, sur 14 professeurs, il y a 9 qui sont des enseignants volontaires et certains cumulent déjà plus de 10 ans d’expérience. Même le programme PROVONAT de la ministre Victoire Dogbé est passé par là.

« Celui qui vous dit que l’affaire de faune là est finie, vous a trompé.  Nous sommes là et on les attend de pieds fermes. Tant que nos frères seront toujours en prison, ceux qui sont de l’autre côté de la frontière au Ghana ne reviendront pas, il n’y aura pas la paix à Mango. Ils sont en train de faire des mascarades pour faire croire qu’il y a la réconciliation, il n’y a rien. Nous sommes là et chacun se guète. Je déplore l’entêtement de nos dirigeants, on ne sait pas ce qu’ils veulent, ni ce qu’ils cherchent, mais nous, on ne cèdera jamais». Cette déclaration d’un des habitants sous le couvert de l’anonymat, résume parfaitement l’atmosphère qui prévaut actuellement à Mango, ce qui est d’ailleurs inquiétant.

Mais pour une fois, les autorités gouvernementales ne peuvent-elles pas  prendre des décisions dans le sens de l’apaisement ? Récemment ; le professeur Alioune Tine, Directeur régional d’Amnesty International, en visite au Togo, a plaidé pour la libération des autres détenus. Vivement que sa voix porte.

Shalom Ametokpo, de retour de Mango