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Dans le camp de la friche Saint-Sauveur, à Lille, des Ivoiriens vivent dans des tentes et espèrent être régularisés. Mustapha Kessous | Photo : Mustapha Kessous / Le Monde

Avec plus de 3 400 dossiers depuis le début de l’année, la Côte d’Ivoire est le troisième pays d’origine des demandeurs d’asile en France, derrière l’Afghanistan et la Guinée.

Dans ce coin de Lille, le bois n’a rien de sacré comme en Côte d’Ivoire, mais il permet au poêle dragon de cracher un peu de chaleur. Une bénédiction quand la température frôle les 1 °C. C’est autour de ce fourneau artisanal, fait à partir de deux bonbonnes de gaz, que Kanté, Emmanuel, Ali, Gnégné et Jimmy se retrouvent matin, midi et soir pour préparer leur café, leur repas et se réchauffer.

Tromper l’ennui et la tristesse de leur situation en se racontant leurs « aventures », celles qui les ont menés de leur pays jusqu’à cette vaste étendue de boue et d’arbustes, c’est le lot quotidien de ces jeunes Ivoiriens. Non loin du Vieux-Lille, le camp de migrants de la friche Saint-Sauveur accueille des dizaines d’Africains (Algérie, Bénin, Guinée…). C’est devenu leur « village » et le point de départ, espèrent-ils, d’une existence meilleure. Car « ici, il faut du courage sinon tu pètes les plombs », souffle Emmanuel, 32 ans.

« Ici », il n’y a presque rien, sinon des baraques de planches et de portes en bois, bâchées pour empêcher l’infiltration d’eau. Le camp, sans sanitaires, électricité ou eau potable, est caché derrière le mur de briques rouges qui longe sur des centaines de mètres la rue de Cambrai. Pour se rendre au coin des Ivoiriens, il faut emprunter des corridors en piétinant des bouteilles en plastique et des canettes de bière. « Nos chaussures sont toujours sales », précise l’un d’eux, attentif à ce détail qui à ses yeux en dit long sur sa précarité.

« Je n’ai plus de nom »

En cette fin d’après-midi, Emmanuel chauffe de l’eau dans une marmite. Dans quelques minutes, il se douchera dehors avec une bassine, debout sur une planche, à peine caché derrière une bâche bleue maintenue par quatre bâtons. Et quand le jour cédera sa place à la nuit, viendra le moment de préparer le dîner. L’un s’occupe du feu, l’autre du poulet, Emmanuel de la garniture. Il n’aurait jamais pensé qu’un jour il regarderait sa vie à la lumière d’un portable accroché au toit de la tente en coupant les oignons. « En Côte d’Ivoire, j’avais une carte d’identité, un statut, un logement, un travail. Ici, je n’ai plus rien, je ne suis plus rien, je suis à la rue et je n’ai plus de nom, avance-t-il d’un ton posé. Mais même si je dors sous une tente, c’est encore mieux que d’être là-bas. »

C’est en 2019 qu’Emmanuel a quitté son pays et le cybercafé dans lequel il travaillait à Abidjan. Plus jeune, il avait fait des études en criminologie, « mais sans trouver de débouché ». Il a fui la Côte d’Ivoire pour sauver sa vie, explique-t-il, car il avait refusé de se plier à des rituels mystiques (le Poro), comme l’exige son ethnie – les Sénoufo. « Je suis chrétien, mais on croit quand même à la sorcellerie, dit Emmanuel. Alors à cause de ce refus, on voulait me tuer. »

Sur sa route vers l’Europe, il raconte avoir croisé tant de compatriotes qui se sont, comme lui, « évadés » de ce pays d’Afrique de l’Ouest. Certains se retrouvent d’ailleurs avec lui à Lille. C’est le cas de l’immense Kanté, 23 ans, de Gnégné, 31 ans, de Jimmy, 25 ans, ou d’Ali, 29 ans. Tous assurent avoir été menacés de mort pour des problèmes d’héritage ou des différends ethniques et religieux. « La population ne vit pas en sécurité chez nous. Et on ne parle pas de cette insécurité totale à la télévision », explique Kanté, qui enseignait l’arabe en Côte d’Ivoire. « Notre pays est beau, mais il y a une réalité qui nous pousse à partir », ajoute Jimmy, ancien mécanicien. Une fois en France, ils ont déposé une demande pour obtenir le statut de réfugié, espérant faire reconnaître qu’ils étaient persécutés dans leur pays et dans l’impossibilité d’y rester.

« C’est le gouvernement qui mange, pas le peuple »

Comme eux, plus de 3 400 Ivoiriens, souvent jeunes, ont fait cette demande depuis le début de l’année (5 682 en 2019), selon l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). Ce qui fait des ressortissants de Côte d’Ivoire la troisième nationalité à demander l’asile en France, juste derrière les Afghans et les Guinéens, précise Didier Leschi, directeur général de l’OFII. « C’est tout le problème car la Côte d’Ivoire n’est pas un pays en conflit armé et ce qui est étonnant, c’est qu’il s’agit même d’un pays en pleine expansion économique », observe-t-il. Un argumentaire théorique que nuance Jimmy : « Oui mais c’est le gouvernement qui mange, pas le peuple. Est-ce que l’économie est redistribuée à la jeunesse ? Non. »

L’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) rappelle que « parmi les demandes d’asile examinées ces dix-huit derniers mois, celles fondées sur les problématiques d’ordre sociétal ont été les plus nombreuses ». En 2019, seuls 21 % des demandeurs ont obtenu une protection de la France, selon l’Ofpra, qui souligne aussi que « les motifs politiques, bien que minoritaires, ont continué d’être invoqués et des demandeurs ont fait valoir des craintes de persécution en lien avec la recomposition de l’espace politique à l’approche des élections législatives et présidentielle de 2020 ».

Au « village » lillois, Emmanuel, Kanté et Ali ont suivi de très loin le scrutin présidentiel du 31 octobre en Côte d’Ivoire. Les turbulences qui ont entouré la réélection d’Alassane Ouattara pour un troisième mandat valident rétrospectivement leur choix de départ. « Que me serait-il arrivé si j’étais resté là-bas ?, se demande Kanté. Ce n’est pas agréable d’y penser. Les politiques sont les premiers responsables de notre malheur. » A plus de 7 000 km d’Abidjan, ces exilés regardent leur pays continuer de se déchirer pour des querelles politiques entre les pro-Ouattara et l’opposition, mais pas seulement. « Depuis des décennies, le pays n’est pas réconcilié. Le tribalisme et le régionalisme ont pris trop d’importance et ça ne va pas s’arranger », estime Emmanuel. Selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), plus de 10 000 Ivoiriens viennent de se réfugier au Liberia, au Ghana et au Togo par « crainte de violences postélectorales ».

Le Covid-19, un autre monde

Quand on leur demande s’ils désirent retourner un jour chez eux, la réponse des Ivoiriens de Lille est unanime. « Jamais ! », martèle Ali, pourtant exténué à force de « vivre dans cette misère ». Lui comme les autres ont rayé leur pays de leurs projets. « Il n’y a plus d’avenir pour nous là-bas », argue Jimmy. Alors ils rêvent de papiers pour s’installer en France, fonder une famille. Mais parce qu’ils sont entrés en Europe par un autre pays, ils sont placés en procédure Dublin et risquent d’être renvoyés en Espagne ou en Italie, là où ils ont laissé leurs empreintes digitales. Et pourtant, francophones, c’est ici qu’ils veulent vivre, qu’ils ont des amis, aussi. « Je veux aider les générations futures de la France », dit même Jimmy. « Chaque jour j’aime plus ce pays, même si je suis à la rue. On a été bien accueillis par les Français », ajoute Emmanuel.

Après plus de trois heures de cuisson, le dîner – du riz yassa – est prêt. Kanté, Gnégné, Emmanuel et Ali se retrouvent dans leur « salon », comme ils appellent l’une des tentes. Ils s’y assoient sur des canapés en skaï trouvés dans les rues voisines et ouvrent des sacs de pains et autres condiments accrochés en hauteur pour les tenir loin des souris. Des Guinéens, qui habitent de l’autre côté du camp, se joignent à eux.

Ici, éclairé par la lampe d’un téléphone, on mange ensemble à la main, sans porter de masque. La crise sanitaire du Covid-19 semble appartenir à un autre monde. « On n’a rien eu au camp », assure Emmanuel. De toute manière, ces Ivoiriens espèrent bien ne pas s’éterniser au « village ». « Je dors avec quatre couvertures et tout habillé », précise Gnégné. « Moi je mets mes gants », ajoute Emmanuel en rigolant. Les associations qui les aident, comme Utopia56, ont demandé aux pouvoirs publics de les loger. Mais pour l’heure, pas de réponse.

Il est presque 23 heures, Emmanuel vient d’appeler le 115 pour avoir une couverture. « Quand est-ce qu’on va être hébergés ? », demande-t-il à l’opératrice. « Je ne sais pas, répond-elle, mais continuez de nous appeler. Allez, bon courage. »

Mustapha Kessous (Lille, envoyé spécial)

Source : Le Monde