La plupart des villes se sont progressivement construites autour d’un noyau. Bè est incontestablement l’agglomération à partir de laquelle s’est  fondée Lomé, la capitale togolaise.  Plus grand canton de la ville, le grand Bè s’étend de Baguida jusqu’ à Amoutivé, en passant par le « petit »  Bè, qui fait l’objet de notre présent reportage.

Situé au  sud-Est de Lomé, Bè s’étend de l’océan jusqu’à la lagune du même nom.Il  est composé de plusieurs quartiers dont les noms sont parfois précédés de « Bè». Les plus connus sont  entre autres, Gbényedji, Pa de Souza, Ablogamé, Akodessewa, Alaglo, Klouvi, Ahligo, Kotokoukondji, Dekadjèvia, Adruméti, Aveto, Humveme, Kpota. Il  occupe sans doute une place très importante dans l’histoire politique du Togo. Déjà dans les périodes d’avant et d’après-indépendance, il abritait des réunions des nationalistes et d’autres activités politiques. Cette communauté est considérée comme l’une des plus contestataires du pouvoir des Gnassingbé, père et fils.

D’ailleurs, Bè a  toujours  été un champ de violence politique avec des épisodes aussi dramatiques que sanglantes. A cause  de ce statut de « quartier rebelle », cette communauté est délaissée par les autorités politiques. Les infrastructures publiques se comptent sur le bout des doigts, les routes sont inexistantes. Même la politique des grands travaux initiés par Faure Gnassingbé, bien que les réalisations soient chimériques, ne concerne pas trop Bè. De nos jours, cette localité qui est l’épicentre de la ville de Lomé, ressemble paradoxalement à un gros village, victime sans doute  du cliché de fief de l’opposition.

Un quartier populeux

Bè est le quartier populaire de Lomé et  compte plus de 500 000 habitants. On y retrouve un grand ensemble d’habitations précaires où vivent de nombreuses familles issues d’horizons divers. L’un des plus vieux quartiers de Lomé, il y existe toujours des constructions du temps colonial qui servent de toit pour quelques familles qui s’y sont installées. Ces familles sont souvent de la classe moyenne, même si certaines, souvent les « étrangers », vivent relativement bien. Bè est une partie de la ville de Lomé, pour ne pas dire la plus grande, mais il s’en distingue. Il est  également une zone très difficile et sensible.

Pour ce qui concerne les autochtones, on les retrouve pratiquement dans chaque petit quartier. Etant  le site à partir duquel a été fondée la ville de  Lomé,   en 1630 par  un chasseur  du nom de Dzitri, on peut aisément affirmer sans risque de se tromper que les premières familles s’y sont installées à partir de cette période.  Aujourd’hui ce sont plusieurs collectivités réparties dans le canton, sous la conduite de Togbui Mawuko Aklassou Adélan IV.  Les familles les plus connues sont, entre autres,  Aklassou, Dick, Gbényedji,  etc…

Il  y a un contraste saisissant dans cette localité. On remarque souvent que les domaines où vivent les natifs du milieu sont parfois délabrés. Cette situation est en partie due aux problèmes fonciers qui minent cette localité. On dit souvent des natifs de Bè qu’ils sont des « experts » en vente de terrain, et peut-être à juste titre. «  Nos parents ont pris un  plaisir en liquidant nos terres et aujourd’hui, nous  qui sommes natifs du milieu, sommes obligés de vivre  dans des maisons louées. Cela nous indispose vraiment, mais ce qui est encore plus triste, c’est que  les sous récupérés dans ces opérations de vente n’ont  pas servi à grand-chose. Certains ont pris des femmes avec, d’autre sont versé dans  l’alcool. On dirait  que c’est une malédiction sur cette communauté. Je me demande pourquoi toutes les initiatives que les jeunes tentent de prendre ne prospèrent pas. On dirait un conflit générationnel où les vieux aussi ne veulent pas voir les plus jeunes avancer. C’est une réalité et il faut le dire », darde  Jérémie, la trentaine, natif de Bè Adruméti.

L’animisme est la religion la plus pratiquée, même si certains natifs se sont convertis au christianisme et à d’autres religions.  En témoignent les forêts sacrées de Bè où s’effectuent les pratiques mystiques dans la localité et auxquelles les adeptes vouent un respect indéniable. N’entre pas dans ces forêts qui veut. Il faut d’abord être un initié pour oser le faire. En plus cette communauté se distingue  par la solidarité lors des funérailles. Chaque week-end, les cérémonies funéraires  s’organisent à chaque coin de rue.  Ceci est aussi du au fait que les corps des défunts, natifs de la localité sont souvent rapatriés pour être enterrés au « village ».

L’autre aspect qui caractérise Bè, est qu’il  reste un des quartiers les plus chauds de la capitale, c’est  l’ambiance 24h/24. «  Chez nous à Bè, il ne fait jamais nuit. Quelque soit ce que tu cherches,  tu le trouves à n’importe quelle heure, contrairement à d’autres quartiers où déjà à 21h , toutes les boutiques sont  fermées. C’est ce qui nous distingue d’ailleurs des autres quartiers. Il y a la vie ici, sauf que c’est parfois dangereux de circuler à  certains endroits à certaines  heures», affirme Junior, jeune comptable vivant à Gakpoto.

Le jeune Junior a sans doute raison, puisque certains coins de Bè riment avec le banditisme, la drogue, la criminalité et autres vices qu’on peut retrouver dans les banlieues. « Il y a des coins chauds un peu partout à Lomé, mais Bè est particulier. Par exemple Bè Avéto est le QG des drogués, et dans ces coins, le banditisme est plus développé. C’est aussi pour cela que nous sommes craints », affirme Sébastien,  jeune  natif de Bè.

Un gros village au cœur de la ville

Le moins que l’on puisse dire est que Bè est abandonné sur plusieurs plans. Considéré comme  point de départ de la construction de la ville de Lomé, cette localité devrait présenter  un visage enviable. Mais force est de constater qu’elle est laissée  pour compte. Un tour  sur les principales artères a permis de se rendre à l’évidence que Bè reste un gros village. Tout d’abord au niveau des infrastructures routières, on remarque que ce sont les vieux pavés posés depuis « l’antiquité » qui font toujours office de routes. Déjà à l’entrée  du quartier par le  boulevard Félix Houphouët Boigny, le contraste est saisissant. On a souvent l’impression de sortir de Lomé pour un autre village. Pourtant Bè, c’est Lomé ! Sur cette même voie au niveau de la zone dite Blue Togo, il y a une partie de la route qui a visiblement  souscrit à un « abonnement no limit » avec l’inondation. Dès qu’il y a une petite pluie, l’eau stagne à cet endroit et ne disparait qu’après de longues semaines. « Depuis que je suis née, cet endroit a toujours été comme ca ; en période de pluie, cette voie est impraticable. On se demande si les autorités sont au courant de cette situation. Mais visiblement, c’est de la mauvaise foi, puisque si vous allez dans certains quartiers qui se construisent actuellement, vous verrez la différence. Donc si je comprends bien, les quartiers qui sont proches de l’opposition n’ont plus le droit de bénéficier des infrastructures ? C’est une question que je me pose, et je ne suis pas la seule à penser ainsi. C’est regrettable, mais tant que les gens vont se considérer comme  moins importants, c’est normal qu’ils continuent à ne pas accorder leurs voix aux gouvernants. On ne refuse pas, il faut construire les autres coins de Lomé, mais on ne peut pas laisser Bè continuellement dans cet état. C’est inadmissible », s’indigne Claire, résidente à Bè Kpéhénou.

On déplore en général l’absence de  projets sociaux au profit de Bè. En plein cœur de la capitale, on retrouve des taudis  au bord de la route, en l’absence totale de plan d’assainissement.  Le cas des  quartiers de Bè qui se trouvent au bord de la lagune est  préoccupant. Parfois les latrines publiques sont dans un état de délabrement avancé. On y retrouve également des dépotoirs anarchiques installés un peu partout.

Pendant les saisons pluvieuses, les populations de Bè vivent dans une situation de désarroi total. Plusieurs maisons restent à la merci des inondations, puisqu’il n’y a pas (assez ) de systèmes de canalisation de l’eau.

Un abattoir politique

Le quartier de Bè, est l’une des zones largement opposées au système  en place. Cette localité a toujours été le théâtre de multiples répressions aveugles et sanglantes. Bè compte des milliers de  victimes pour des raisons politiques. Parmi ce lot de drames qui ont secoué ce fief de l’opposition, on rappelle  celui d’avril 1991 avec  les 28 cadavres  repêchés  dans la lagune de Bè.  Il y  avait été retrouvé des corps inertes, morts noyés avec des traces de tortures. Ces tristes évènements constituent  les pages sombres de l’histoire politique de Bè.

Considéré comme  le Benghazi du Togo, Bè a souvent servi de cadre de manifestation pour l’opposition, souvent soldées par des blessés voire des morts. Le cas des tueries de 2005 est toujours vivace dans les mémoires. Déjà, avant la présidentielle de cette année, Bè était en ébullition. Après la fraude électorale, ce quartier avait connu les pires massacres avec l’insurrection des jeunes qui se sont organisés pour faire face à la soldatesque.  « Nous avons connu les pires atrocités dans ce quartier à cause de la politique, mais le summum était 2005. Les jeunes ont été tués de sang froid et d’autres contraints à l’exil. Ce n’est pas la peine de revenir sur ces histoires horribles, mais Bè a payé le prix fort. Bref,  on a fait  les frais des répressions musclées et sans pitié », confie un homme, la cinquantaine, qui a voulu parler sous anonymat.

Bè est sans doute le quartier le plus contestataire du pouvoir en place, en témoignent les résultats microscopiques qu’y enregistre depuis des lustres le régime cinquantenaire. «  Le pouvoir même est conscient qu’il ne récolte que des miettes chez nous. Ce sont quelques rares de leurs partisans qui votent pour eux. Sinon à 99%, nous votons pour les forces démocratiques. C’est avec la précarité et la misère ambiante qui gagnent du terrain ici, avec le sentiment du sacrifice inutile, que certains se penchent de leur côté ; mais ils restent une « infime » minorité. Nous avons toujours été oubliés par les politiques sociales, parce qu’on dit de nous que nous sommes des opposants. C’est triste qu’à cause de la politique, on délaisse la construction et l’aménagement du cœur de la ville pour ailleurs », raconte un autre natif du milieu.

Avec une grande partie de sa population qui est jeune, Bè ne compte guère d’entreprises qui puissent l’embaucher. Les jeunes sont laissés à eux-mêmes et vivent dans une précarité qui dresse le lit à tous les fléaux possibles. Il est aussi inconcevable que pour des raisons politiques, on punisse  un quartier qui est pourtant  la vitrine de la capitale.  Avec cette attitude, les autorités pensent sanctionner une zone qui ne leur est pas favorable; mais le revers de la médaille est qu’elles retardent le développement de toute une communauté, ce qui est aussi préjudiciable à l’avancée de la nation. Imaginons un peu Bè, dans quelques années avec des projets sociaux qui mettent à profit les talents des jeunes et un environnement réaménagé …

Source : Shalom Ametokpo, Liberté

Dernière mise à jour : le 01/11/2016 à 23H49